Farid ZAHI

Au début était une image. L’image d’une mort violente, au seuil de la survie et du désespoir- Celle d’une jeune et belle fille étendue à ras le sol. dans un non-lieu. après avoir subi une mort inénarrable au milieu de l’eau et sa ténébreuse profondeur. Au-delà de toute compassion contingente. cette envolée vers d’autres cieux. qui s’offre au regard si réel et si perçant de I’artiste. ne peut que l’interpeller et capter sa perception silencieuse. Le sens de l’aventure qu’elle recèle et dévoile ne peut que crever les yeux Car ces jeunes gens, en quête de bien-être, qui tentent de dompter les frontières et leur géométrie meurtrière, prennent leur vie et leur mort en main pour cheminer à travers vents et marées vers ce qui s’offre à eux comme un rêve paradisiaque
Phénoménale et tragique, cette traversée aventureuse devient une guerre contre I’espace et ses partages injustes. Une quête de soi hors des limites conventionnelles du mouvement, avec les moyens du bord (pateras et embarcations de fortune). transportée par le désir infatigable de rejoindre les lieux privilégiés de I’être dans le monde.
Khadija Tanana, pour appréhender le sens de cette traversée de la mort, en capte les ondulations et la terrible verticalité. Car c’est d’une mort verticale qu’il s’agit. Corps filiformes dont l’élasticité ondoyante transperce l’espace de la toile, Visages entassés. terrifiés par l’horreur de ces instants de mort qui advient. Yeux et bouches béants criant haut l’appel au salut tant souhaité. Et puis cette vague souveraine dont les courbes ne cessent de sculpter les corps à son image.
Khadija Tanana tente ici un récit sans fabulation Un récit qui n’en est pas un Une narration impossible dont la limite s’offre sous forme de fragments entre le visible et l’invisible. Cette fluctuation entre la forme et l’informe se traduit immanquablement par une tendance à transformer le corps en signe. parfois même en symbole. Plusieurs tableaux attestent de cette transcendance du corps réel, de sa mouvance violente, vers une forme symbolique non loin du cercle (de la vie et de la mort). mais très proche de la spirale L’abstraction du corps devient ainsi le résultat d’une double nécessité: celle de son ouverture symbolique vers une transcription, une écriture pictogrammatique, et celle, encore plus symbolique. de l’impossibilité de représenter la mort que dans sa forme indéfinie Une telle démarche se concrétise dans la spirale aquatique. sorte de monstre géométral absorbant l’être et sa corporalité, lui ôtant le droit à la vie. à la survie et à la mort comme acte de dignité
Approche multiple certes. mais dont l’expressivité frôle parfois le néo-réalisme. Car tout obéit ici à cette scénographie de l’horreur et son travail de transfiguration implacable Aussi l’artiste noie-t-elle le papier dans la couleur aquatique, comme pour identifier l’eau et le ciel, l’ici et l’ailleurs, le paradis et la descente aux enfers Le se I élément tellurique et étrange demeure ces corps étrangers. en proie à l’extranéïté intraitable. Le papier prend ainsi corps dans sa transformation en lieu de passage et de traversée. Ce que la toile ne manque pas, de son côté. d’adoucir parfois par un fond rosâtre afin de mettre en relief ce qui dans l’affrontement du destin fascine et transporte dans l’au-delà du désir.
Cependant c’est dans le rythme du tracé et de la multiplication des doubles que cette vision bat de son tambour Le tableau, semble-t-il est débordé par son sujet. il se multiple, cherche refuge dans l’espace du dehors C’est ce qui explique l’abondance des triptyques et triptyques. colorés par le résidu du café; pigment qui s’ajoute à la recherche entamée auparavant sur d’autres pigments. en vue d’obtenir des effets plus sobres et plus poignants
En tentant de raconter l’inénarrable, de visualiser l’horreur du destin, ces travaux mettent la main (celle du peintre la notre avec!) sur l’une des plaies les plus sanglantes d’une génération en proie à son propre temps, à son propre rêve.

  • Janvier, 2001